L'artiste, dans son acte de création, nous inviterait-il à partager son expérience de la matière comme à partager le regard qu'il pose sur elle ? Serait-il celui qui nous invite à nous affranchir de nos interprétations, à sortir de notre cadre de référence et à rencontrer la matière au plus près d'elle-même et de sentir sous nos doigts combien nous sommes capables de la modeler à souhait, tout comme la matière de nous renvoyer ce que l'on saura voir d'elle. Et si l'artiste, par le lien qu'il entretient avec la matière, était le garant de l'ouverture de notre vision comme de l'élargissement de notre conscience ?
Avant toute création ...
Avant toute création, il y a cette sensation de vide, comme la peur de la page blanche ... Une peur de se rencontrer ? Peut-être? Du doute ? Probablement. De la crainte ? Sûrement. L’attente du bon moment ? Évidemment. Un temps nécessaire semble-t-il à l’ordonnancement des idées, des images qui s’agencent dans notre tête. Comme si nos mains attendaient le top départ.
Alors au moment venu, nos mains, téléguidées extirpent et impriment dans la matière les images logées quelque part dans notre boîte crânienne ou ailleurs ! La peur du vide abyssal fait place à la concentration optimale. Et dans ce flow, le temps se meut en espace ! Serions-nous ainsi happés, dans notre acte de création, par ce vide grisant qui nous procure cette sensation de plénitude, par ce flow qui nous emporte et nous laisse entrevoir un vide finalement si plein ?! Alors, nos mains agiles et douées de ce savoir sorti du vide, de relier certains points de l'espace. Des lignes se créent, des images se montrent à nos yeux, des volumes se font tangibles sous nos doigts ... L'information émerge et fait sens à notre esprit.
Oui, la création relève aussi de la reliance aux informations du vide entre l’objet créé et son créateur. La création est, pour le créateur, une rencontre entre son futur et son présent. Entrer en création, c’est oser se laisser surprendre par ce qu’il y a à advenir de cette rencontre. Et c'est bien cette surprise qui énergise nos prises de conscience, accélératrices de notre déploiement.
"L’homme a commencé à créer dans son regard avant de créer avec ses mains."
- Claude Mollard
Créez ... vous vous rencontrerez !
Qu'est-ce qu'un artiste ?
Alors de nous demander ce qu'est un artiste. Un artiste n'est-il pas celui qui ose laisser exprimer ce que ses mains savent de lui et du monde l'entoure ? Celui qui, par son lâcherprise, entre dans une nouvelle vision du monde ? Celui qui, dans son flow, se détache de l'emprise du temps et entre dans un espace de vide, apte à capter les lois de la matière lorsque celle-ci se retrouve, comme lui, débarrassée de la force de la gravité ou de sa flèche du temps ? Bon nombre d'artistes nous ont apporté la richesse de leur regard sur le monde, tant sur la matière dont il est constitué que sur la façon dont nous la percevons, nous offrant leurs façons de la percevoir.
... Celui qui nous montre sa vision du temps
Salvador Dali, adepte du surréalisme, de nous montrer combien le temps suit une direction, celle de la pesanteur. Le temps est bien relié à la vision de la physique classique.
Dans un même cadre, trois montres molles suggèrent trois temporalités différentes. Elles s’inspirent selon Dali de la vision surréaliste d’un camembert fondant au soleil. « L’angoisse de l’espace-temps, moi, j’en ai fait du fromage, du Camembert, paranoïaquecritique, mélancoliquement coulant et savoureux », - Salvador Dali. En physique quantique, le temps n’a pas de direction, le futur est la même chose que le passé. Le temps est illusion. Or, ici le fromage qui coule a une direction ; il suit son évolution. Les choses fonctionnent donc comme les plantes, les minéraux, les animaux, et les hommes ... et le camembert ! Elles connaissent l’usure du temps. Le temps universel est donc dans chaque chose, comme le temps est dans la réalité humaine. « La persistance de la mémoire » de Dali nous rappelle donc quelque part le rapport que nous entretenons avec le temps par notre matérialité. Sommes-nous comme le camembert coulant qui subit les affres du temps ? Ce tableau nous inviterait-il à y échapper ... à considérer le temps différemment ... une réalité hors du temps ?
... Celui qui nous montre sa vision de la matière
... La matière, un assemblage de points ....
Avec le pointillisme, l'artiste nous montre le monde sous sa forme pixellisée. Le monde est une somme de points. Les propriétés de chaque point ne valent rien au regard de l'ensemble des points. C'est notre vision d'ensemble qui révèle l'image. Nos représentations seraient-elles la somme des informations auxquelles nous sommes reliés ?
Paul Signac
... La matière ... plusieurs images ...
Cette matière pixellisée nous invite à prendre du recul, à défocaliser notre regard et englober une scène plus large : quelques pas en arrière et une nouvelle réalité se fait chair ... Dans ce tableau, Dali joue avec ses images multiples ; nous y voyons le président Lincoln ou bien sa muse Gala. Vision politique ou vision poétique ? Tout est une question de perspective ! Jouons avec notre regard ... et enrichissons notre réalité ! Une fois de plus, Dalí nous apparaît novateur et nous présente son concept de double image. Le visage de Lincoln se voit encore en petit format dans la partie inférieure gauche de l’œuvre, où se répète également la figure de Gala, dans une pose différente. Une image peut en cacher une autre ! Observons ce que notre regard voit en premier ! Quelle priorité donnons-nous dans notre vie ? A quoi attachons-nous de l'importance ?
... Celui qui nous montre une autre vision de la matière
La matière comme assemblage de perspectives
Avec le cubisme, l'artiste nous montre combien observer une situation sous différents angles nous permet d'entrer dans la complétude de ce qui se joue chez le sujet représenté. La vision est plus globale, quasi totale. Et si, pour approcher une vue d'ensemble, nous apposions plusieurs perspectives, plusieurs angles de vue dans notre vie ?
Pablo Picasso
... une matière qui invite à s'affranchir de la gravité ....
Lourds, vous avez dit lourds ?
Ces éléphants aux pattes arachnéennes portant obélisque et autre monument sur le dos ne sontils pas à déjouer la pesanteur ? Avec le surréalisme, l'artiste nous inviterait-il à nous affranchir des contraintes de la matière et élargir nos horizons des possibles ?
Salvador Dali
Une matière de vide et de particules ...
Nous sommes un ensemble de particules. Nos atomes sont faits de 99.9999999% de vide ! Autant dire que nous sommes de vide plus que de matière, d’espace plus que de particules. Salvador Dali l’a bien représenté, inspiré qu’il était des découvertes de son temps en physique nucléaire. Galathée explose et ses atomes sont les étoiles et les planètes de la voie lactée. Que de similitudes entre l'infiniment petit et l'infiniment grand, champs de vide et d'énergie.
Salvador Dali
... celui qui nous montre le mouvement dans la matière ...
La matière : un mouvement, un phénomène ...
Les formes abstraites de Calder incarnent un autre rapport avec la réalité, dont l'agent est le mouvement. Le mouvement évoque le monde des phénomènes. Calder invente un réalisme sans figuration, "des abstractions qui ne ressemblent à rien de la vie, sauf par leur manière de réagir".
Isolément l'objet n'est rien. Chaque objet n'a de propriété que dans les interactions, les mouvements qu'il crée avec les autres. La réalité est-elle issue des interactions des objets les uns avec les autres, comme l'électron se fait matière lorsqu'il interagit avec l'observateur et nous montre la structure relationnelle de la réalité ?
Le monde n'existe-t-il que par les interactions, les inter-relations créées ?
La matière, une abstraction ...
Kandinsky, avec son art abstrait, s'affranchit des apparences visibles du monde extérieur et nous montre la contraction du réel, en souligne les "déchirures". Il se passe de modèle et s'affranchit de la fidélité à la réalité visuelle. Il ne représente pas des sujets ou des objets du monde réel, mais seulement des formes et des couleurs pour elles-mêmes.
Cherche-t-il à nous montrer comment échapper à nos codifications, nos schémas de pensées, de représentations pour tenter d'élargir nos champs de vision et nous amener à dénicher de nouveaux concepts pour comprendre la réalité ?
Celui qui nous montre l'histoire qui se raconte dans la matière ...
André Breton parlait ainsi des Constellations de Miró : "N’importe où, hors du monde et, de plus, hors du temps, mais pour mieux retenir partout et toujours, jaillit alors cette voix au timbre de si loin discernable, qui s’élève à l’unisson des plus hautes voix inspirées." Des voix inspirées jaillissent, sorties d’on ne sait où … elles parlent, vibrent et laissent émerger un mouvement ordonné ... des formes, des couleurs ... autant d'éléments posés intuitivement sur la toile, laissant apparaitre des fils invisibles qui les relient, les enlacent, les enserrent ... ou pas.
La matière, support à l'émergence de l'histoire qui se raconte ...
Entre les éléments, une ligne prend vie, semble s’emmêler et faire des tours autour des formes étranges, laissant deviner un animal, une femme, une flèche … ce qui permet autant de regards, de perspectives, de directions nouvelles qui nous invitent à suivre une nouvelle voie. Belle métaphore de la richesse de l’univers et de l’ordre cosmique qui nous entourent ! Mais sommes-nous dans l’univers ou bien l’univers est-il en nous ? Qui contemple qui ?
Serions-nous comme Miró, pataphysiciens, adeptes de cette « science des solutions imaginaires cherchant des solutions particulières à ce qui ne se cherche pas, en somme une approche artistique de la science ou, à l’inverse, une approche scientifique de l’art » ? Et si notre vie était une œuvre d’art laissant libre champ à l’artiste que nous sommes d’imaginer ce qui ne se cherche pas et de nous surprendre à pourtant le trouver au détour du chemin ? Ne cherchons pas le sens du monde qui nous entoure, car plus que chercheurs, nous sommes créateurs de sens.
L'artiste nous montre combien nous sommes ... artiste de notre vie !
Ainsi l'artiste s'affranchit de la seule réalité immédiatement perçue par ses sens. Dans son acte de création, l'artiste s'affranchit du temps ; en mode flow, sa concentration optimale laisse émerger ce qui se joue dans son inconscient. Et ses mains de prendre parole ... et de révéler ce qu'est la réalité.
L'artiste nous montre alors combien la réalité est plus complète dans notre imaginaire qui permet de sortir de la représentation linéaire et causale que l'on se fait d'elle, de prime abord. Il nous permet d'enrichir notre vision de nous-mêmes et du monde. Serions-nous seulement un point au milieu de l'univers ou la résultante de plusieurs points ? Serions-nous sommes d'informations ? Plans superposés ? Liens d'énergie, d'interactions ? Subtile et savante somme d'atomes intriqués ? Serions-nous vides plutôt que pleins ? ... Libres de se remplir à l'envi ?! Serions-nous existants grâce aux regards ... celui des autres comme le nôtre ? Prendrions-nous vie avec nos relations ? ...
L'artiste nous invite à nous affranchir de nos interprétations, à sortir de notre cadre de référence et à rencontrer la matière au plus près d'elle-même et de sentir sous nos doigts combien nous sommes capables de la modeler à souhait. Et la matière de nous renvoyer ce que l'on saura voir d'elle. Notre regard crée-t-il la matière ou est-ce la matière qui nous valide ?!
Alors l'artiste nous convie à voyager dans notre monde imaginaire, ce monde plus vaste et libre des codes et barrières, monde de possibles. Il nous initie à le réinventer, à créer en images intimes notre monde pour nous offrir le luxe de le rencontrer dans la matière, au plus près de notre imaginaire.
Imaginez ... vous créez !
De l'imagination à la création ...
Artistes ou scientifiques sont, comme chaque être humain, des explorateurs de leurs rêves, des accoucheurs de leurs intuitions. La création n'est jamais ex nihilo. Elle se fait à partir :
d'une intention, d'une problématique formulée consciemment
d'informations engrangées consciemment ou inconsciemment, de rapprochements de connaissances ou d'éléments existants, jusqu'alors sans connexion
d'une obsession de nature archétypale
d'une concentration optimale
d'une intuition, cette connaissance instantanée, qui émerge d'un coup sans lien causal, qui se passe de notre pensée analytique et déductive, perçue par l'un ou l'autre de nos 5 sens, par exemple de manière kinesthésique, comme cela a été le cas pour Einstein et sa découverte de la relativité. L'instrument comme le pinceau ou l'accélérateur de particules devient une extension de nos sens.
d'un acte de foi d'y parvenir : l'artiste qui commence son œuvre est intimement convaincu qu'il va l'achever. Et cette évidente finalité le met en joie !
d'un lâcher-prise sur le résultat comme sur la technique
d'une ouverture d'esprit confinant à la crédulité, attention subtile sans attente crispée du résultat
d'insights rendus enfin perceptibles une fois notre bruit mental apaisé et à condition que notre logique ne se mette pas à les reconfigurer.
"Le savant doit avoir une vive imagination pour les idées neuves
qui ne viennent pas de la déduction mais de l'imagination créatrice."
- Max Planck
Cultiver notre imaginaire, poser des questions plutôt que de se satisfaire de réponses, cultiver nos désirs d'aller voir plus loin. Travailler l'état méditatif, se laisser baigner dans notre flow, toucher des niveaux de conscience pure ... à en recevoir la lumière !
"L'imaginaire est ce qui tend à devenir réel."
-André Breton
Extrait de l'E Book "Naître à notre Futur ! Voyager au coeur de la matière et se déployer dans l'art d'être soi" - Elodie Roncier
Comments